– “Je crois que je vais prendre un quart”
– ”Moi, je vais prendre direct un demi”
– ”La dernière fois, j'en pris un entier, j’étais arraché.”
On croirait entendre Rent et Spud dans Trainspotting mais non. Il s’agit bien là d’un dialogue de deux gentils musiciens classiques s’apprêtant à prendre un morceau de bêta bloquant avant un concours d’orchestre.
Je ne vais pas te mentir, parfois on est démuni face au stress.
On loupe, un examen, une audition, un prix… L'on se sent alors condamné à ne jamais pouvoir avoir de la maitrise sur ses nerfs et être voué aux auditions ratées fautes d’un retour au calme possible.
On en parle avec honte dans les couloirs du conservatoire jusqu’au jour où un collègue nous dit :
“ T’as déjà essayé les bêta-bloquants ?”
Bêta bloquants késaco ?
Il s’agit très clairement d’un médicament pour réguler les problèmes de tachycardie et d’arythmie cardiaque. Ils sont indiqués dans le traitement de l’hypertension artérielle et le traitement des coronaropathies.
C’est une molécule qui inhibe les neurotransmetteurs de ton système “trouille”.
Un simple avis médical suffit pour s’en procurer facilement même si tu ne soufres d’aucun problème cardiaque.
Donc un bêta et hop plus de tremblement et d’excitation du système.
L’archet reste stable, les doigts ne sont plus moites sur la touche de ton violon, le rythme cardiaque ne s’emballe pas. Tu peux donc avoir l’illusion d’une forme de maîtrise de ton corps.
⇒Voici une panacée légale et banale pour palier à une émotivité trop grande.
Dans les faits, ça marche ! Vraiment !
J’en ai pris une dizaine de fois et je peux témoigner : ça m’a réellement aidé à jouer de manière fluide et apaisé pour mon prix, des auditions et des concours.
J’ai des collègues (beaucoup) qui ont gagné des concours avec ces petites pastilles.
Seulement, j'en suis venu à me poser des questions :
— Quid du rapport à mon corps ?
— Quid de l’authenticité dans l’expression de mon art ?
— Quid de la dépendance ?
— Qui s’exprime si j’ai besoin d’une béquille chimique pour m’exprimer ?
J’ai eu le sentiment d’une double trahison : trahir l’art et trahir mon corps.
Adrenaline or not adrenaline
Je fais justement ce job parce que je suis un pisteur d’adrénaline, j’adore ça.
Ce cocktail d’hormones quand je suis sur scène est un moteur puissant.
Vouloir fuir sa peur dans la chimie est une façon arbitraire de séparer le bon grain de l’ivresse (hips!).
Je me coupe ainsi de ce qui me porte.
Adrénaline ⇒ kif sur scène
Pas d’adrénaline ⇒ bof sur scène (autant jouer au bridge)
“Qu’importe l’ivresse tant que je choisis le flacon” (heu… Presque)
Et si ce flacon était en fait un poison ?
En effet, avoir recours à un médicament pour remédier à une maladie est une chose, dévoyer son utilisation pour ne plus sentir son corps en est une autre. Vouloir endormir ce dernier pour ne plus vivre ce qui m’apparait comme nuisible est une manière de se rendre aveugle à soi-même.
ET ce n’est pas neutre pour le corps.
Ce dernier a une puissance de stockage démesuré. Ce qui n’est pas intégré, vécu et digéré dans l’émotionnel peut impacter puissamment notre corps.
J’ai souvent constaté après l’utilisation de ce médicament des maux de tête, une mollesse du corps et une forme de léthargie.
Se couper ainsi du corps impact directement la performance artistique.
Inauthentiquement authentique
(quand on se coupe de soi-même)
On pourrait voir le corps comme une machine et le réduire à un ensemble de paramètres que je pourrais moduler au gré de mes désirs.
On pourrait croire que le corps est un véhicule à la solde du cœur et de la tête.
“Il n’en est rien!!”
Tu es un tout.
Une unité.
Toucher une partie impact le tout.
Quand je prends un quart de cachets, je joue directement sur la prestation que je vais livrer. J’endors une partie de moi, celle-là même qui participe à la singularité de mon expression.
Mes tremblements transmutés en maîtrise deviennent le terreau d’or du “frisson”. Ce moment d’extase, de pleine présence au miel de la vie, de fusion avec ce qui est.
Le “frisson” est contagieux, quoi de plus merveilleux qu’un artiste qui frissonne ?
Cela demande du courage d’œuvrer à la maîtrise de son art.
Cela en demande tout autant que d’oser la rencontre avec ses mécanismes profonds pour ne plus être sujet à la panique et faire de l’adrénaline l’allié qu’elle doit être.
Déclaration d’indépendance
Oui, c'est risqué de refuser la béquille chimique (surtout quand tu y as gouté).
Ça va te demander pas mal l’humilité de reconnaitre tes limites et beaucoup de courage pour en explorer les bordures.
Tu n’as pas à culpabiliser de trembler quand tu as peur et d’avoir honte, cette honte que certains professeurs et collègues du conservatoire t’ont inculquée. Il n'y a rien que tu ne ressentes qui doit être sujet à la honte.
Je t’encourage avec douceur à rencontrer ta peur et à travailler à ce qu’elle te porte plus qu’elle ne te pèse.
Oui ! C’est un réel apprentissage que de se défaire de ce médicament quand on en a pris l’habitude. Mais c’est possible et je suis passé par là.
Ton corps te parle, il toque à la porte, il est temps d’ouvrir et de renouer le dialogue.
Je trouve que c’est là une rencontre incroyable, celle de s’amener du soin à soi-même, de trouver la pommade qui adoucira les maux.
J’aime particulièrement accompagner les gens sur ce chemin, car je trouve que c'est une voie lumineuse et joyeuse.
Il s’agit d’amener le corps à bouger, d’exprimer des mouvements somatiques qui vont libérer les tensions.
Il s’agit de voir ce qu’une expérience traumatique a pu laisser comme séquelles.
Il s’agit d’amener des mots sur un ressenti qui n’a pas pu être accueilli.
Comprendre et sentir que l’on peut “faire”
Comprendre et sentir que l’on a le droit “d’être”.
Comprendre et sentir qu’il n’y pas de fatalité autre que celle devant lequel on a, aveuglément, ployé le genou comme un enfant apeuré.
Alors?!
Tu n’es pas un moins que rien parce que tu prends ces petits cachets. J’en ai moi-même pris un moment. Cela peut être une béquille temporaire et acceptable.
Mais aspire-t-on réellement à un chemin fait de dépendance chimique et chimérique quand l’on creuse le sillon d’une vocation artistique ?
J’en doute.
L’idéal de liberté et de pleine expression de soi porté par la discipline artistique nous invite à œuvrer sans entrave en intégrant pleinement le danger que cela peut représenter.
Oui!! Jouer sur scène est risqué, mais vas-tu à l’instar de Rent et Spud courir après la fuite ou décides-tu de t’offrir la pleine expérience du “frisson” ?
Bon, allez!!! “On va la rendre grande encore cette adrénaline !”
Le "comment" arrive dans l'épisode 2.
Portez-vous bien
Manger cinq fruits et légumes par jour (hum le chocolat ça calme les nerfs)
À très bientôt